Chroniques des Historiennes VI

[Litost]

Extrait des archives secrètes des Historiennes de l’Empire

Le dernier soleil de Gaïa venait de mourir derrière l’horizon, et la ville prit de nouvelles couleurs ; certains quartiers scintillaient d’éclairages audacieux, d’autres s’abandonnaient au mauve de la nuit. L’air était froid, et une pluie fine dessinait arcs étranges et magiques. Aux frontières de la Cité, l’imposante tour de la Bibliothèque jetait, comme toutes les nuits, une ombre étrange sur les jardins alentour. Seule une petite lucarne illuminée en son sommet lui prêtait un air de vie hésitant, alors que la bruine divine en caressait les pierres comme une amante désespérée.

La petite fenêtre donnait sur une pièce d’étude de dimension moyenne, comprenant en son centre divers pupitres et bancs, entourés de sérieuses bibliothèques de bois posées contre le mur. Des pierres de flammes restituaient ici et là en tremblotant la lumière accumulée dans la journée, et des ombres se mouvaient et dansaient silencieusement, monstres déformés d’un mobilier vieux mais propre, de livres anciens empilés sur les tables, et de deux étudiants acharnés que la nuit avait saisis par surprise.

« Pas comme ça… », soupira la tendre Namnetia.
« Vous ferais-je peur ? », murmura le mahdi Solman.
« Pas encore. Crocodile croque pigeon », riposta la frêle historienne. En face, le seigneur absourate croisa les bras et considéra d’un regard songeur le plateau holographique. La journée avait été rude mais fructueuse, et les deux infatigables travailleurs avaient compilé de nombreuses archives. L’aube poindrait dans quelques heures à peine, et ils disputaient, comme chaque nuit, une partie d’échecs Gaiens.

« Gorille étouffe crocodile », répliqua Solman après une courte réflexion. « Souhaiteriez-vous boire quelque chose », demanda-t-il soudain. « J’ai du bon lait frais de ce matin porté par un ami paysan. Sa saveur est inoubliable », vanta-t-il, en préparant un petit calice de cristal pour son assistante, qui y trempa les lèvres, appréciative. « Votre moustache », souligna le seigneur avec un petit sourire. Le rouge s’empara des joues de la jeune historienne, qui effaça d’un coup de langue timide la fine trace blanche de sa lèvre supérieure ; sur le plateau, un combat indécis s’était engagé entre deux vaillantes bêtes féroces.

« Mon enfant », interrogea soudain le sage. « Vous ne m’avez jamais vraiment parlé de l’empire que vous servez ! ».
« Pigeon s’enfuit sur la colline », répondit Namnetia. « Eh bien il y aurait tant de choses à en dire ! L’empire actuel existe depuis près de cinq siècles, avec à sa tête le seigneur Litost. Ce dernier prit le pouvoir à une république vieillissante, qui tint tant bien que mal les rênes de la planète pendant plusieurs millénaires. Et avant cela… ». Son ton changea, et prit des notes graves, qui firent frissonner Solman. « Avant cela, l’Empire du dictateur Sando, qui donna son nom à la planète-mère, et qui fit connaître à ses habitants ses heures les plus brillantes, et ses heures les plus noires… C’est d’ailleurs à cette époque que furent créées les Castes, y compris celle des Historiennes à laquelle j’ai le bonheur de vouer ma vie. ».

« Chimpanzé sautille fébrilement. », décida Solman, tissant les fils d’un piège terrible. « C’est fort intéressant ! Vous êtes si jeune, et pourtant si réfléchie !»
« Hippo croque sautillant chimpanzé. », attaqua sauvagement Namnetia, curieuse de voir quel coup sournois lui avait préparé son circonspect vis-à-vis. « Vous me flattez messire, mais je ne suis en fait venue au monde une vingtaine d’années avant l’avènement de l’empire », précisa-t-elle, concentrée sur les mouvements furtifs du lapin de la colline nord.

« Mammouth bondit sur lapin ; c’est que, vous me paraissiez bien plus jeune ! », bafouilla le ministre, soudain effaré de son manque de tact.
« Girafe donne coup de tête sur bondissant mammouth », rit avec gaieté la gracieuse demoiselle. « En fait, apprenez que les Historiennes étudient dès l’adolescence, lorsqu’elles sont encore apprenties, à ralentir leur rythme corporel. Il n’est pas inhabituel pour une historienne de vivre plusieurs centaines d’années », expliqua la belle chercheuse, amusée de l’embarras du sage.

Le piège se révélait progressivement dans toute sa splendeur ; Namnetia resta silencieuse quelques instants, comme semblant débattre d’une décision intérieure. Puis elle susurra, captant les pupilles du fier guerrier: « Poulet picore gorille. Si fait. Mais vous n’avez pas encore tout vu ! ».

Bleu nuit. Vert pomme. Mouette fond sur poulet. Jaune vivifiant.

Solman cligna des yeux. « Que s’est-il passé ? J’ai clairement entendu votre voix dans ma tête ! Vous pratiquez la télépathie ? », s’exclama-t-il d’un voix aigue.
« Tyrannosaure se tapit près de tendre poulet. », souffla Namnetia, avec un petit sourire en coin. « Point, point ; mais vous aurez remarqué que nos yeux changent parfois de couleur. Ceci révèle les passions de notre âme d’abord, mais n’est surtout que le résultat d’une des facultés des gens de ma Caste : une forme de suggestion hypnotique, qui nous permet de connaître et influencer les cœurs. Toujours dans un strict cadre historique, bien sûr », ajouta-t-elle précipitamment, gênée de la révélation.

Solman la regarda en silence, fortement intéressé, et amusé de l’innocence de sa timide élève. Il se concentra; nulle réflexion à conduire dans cette situation : un départ de la mouette l’enverrait dans les tourments de la défaite, et un envol du faucon lui procurerait éclatante victoire.

« Mouette fond sur poulet », déclara-t-il. Puis il sursauta. « Nom d’un ..DG.. ! Je faisais pourtant attention ! », protesta-t-il d’une voix tonitruante.
« Et je ne suis pas très douée ! », fit modestement sa jeune assistante. « Dame Liulia, l’Historienne de l’empereur, est bien plus avancée en ce domaine ! »

Solman se gratta le crâne, songeur. « Et…tous les êtres sont-ils aussi réceptifs à cet hypnotisme? Par exemple… par exemple dame Fraipe serait-elle… ? »
L’historienne éclata de rire. « Je n’ai vraiment pas le droit de me servir de cette capacité à des buts autres que historiques, pardonnez-moi. Vous avez perdu, au fait. », conclut-elle, le triomphe coquin.

_________________
I hear the silence preaching my blame.

[Nnevlon]

Tout simplement excellent, rien de plus agréable que de te lire de nouveau! C'est décidément génial!! Merci pour cette jolie histoire avant d'aller retrouver ma chère couette!
_________________

[Solman]

Excellentissime mon Litost, jamais je n'ai lu partie d'échec aussi drole... bon en principe je suis censé connaitre les règles c'est vrai

Nan mais sans déconner quelle plume magique, va vraiment falloir que tu penses a nous pondre un joli roman un jour
_________________

[La Fraipe]

Mais excellentissime...

Solman je crois que tu as perdu... bouh! Non d'un DG!
_________________
La Fraipe
Et lentement l'Humanité s'est tue, l'Humanité s'est tuée

Merci @Shamanix

[Solman]

[La Fraipe]

LOL j'ai pas fait exprès...
Oui oui le go... d'ailleurs ça fait longtemps qu'on a pas joué...
_________________
La Fraipe
Et lentement l'Humanité s'est tue, l'Humanité s'est tuée

Merci @Shamanix

[Litost]

Heureux que ce petit intermède vous ait plu; j'ai hâte de me remettre à la suite de l'histoire, dans les méandres houleux d'une république moribonde

Aah le go... *soupire comme un aspirateur* J'ai toujours trouvé le jeu plus fin que les échecs, mais le temps me manque hélas pour le pratiquer assidûment
_________________
I hear the silence preaching my blame.